
Par Enzo CARBONNEAUX et Marie MORANDI, Master droit du numérique, parcours droit des créations immatérielles et vidéoludiques, Faculté de Droit & de Science politique de Reims
« À l’heure où l’intelligence artificielle pénètre profondément l’organisation du travail, les juridictions sont de plus en plus fréquemment appelées à rappeler que l’innovation technologique ne saurait se déployer au détriment des prérogatives d’information et de consultation des représentants du personnel ». C’est ainsi que ChatGPT décide d’introduire cet article. S’il appartient à tout un chacun de juger de son aptitude à remplacer juristes et étudiants en droit, il semblerait que la société défenderesse, spécialisée dans la presse professionnelle, se soit déjà positionnée sur la question.
Cette dernière a, en effet, organisé l’introduction de l’intelligence artificielle (IA) au sein de l’entreprise à des fins de création de contenu, de transcription d’enregistrement, de synthèse et de rédaction d’articles. Elle n’a cependant pas jugé essentiel de procéder à l’information-consultation du Comité Social et Économique (CSE) préalablement à la mise en place de ces outils d’intelligence artificielle (« DIGI » et « ChatGPT »). Fort de ce constat, le CSE a saisi le juge des référés d’une demande d’injonction de faire cesser un trouble manifestement illicite.
Afin d’introduire cette demande en référé conformément à l’article 835 du Code de procédure civile, le CSE s’est fondé sur la violation évidente d’une règle de droit, soit l’obligation incombant à l’employeur d’informer-consulter le CSE au sens des articles L2312-8, L2312-14 et L2312-15 du Code du travail.
Ainsi saisi, le président du Tribunal judiciaire de Créteil a eu à déterminer si l’introduction d’outils d’IA dans une entreprise constituait un cas où l’information-consultation du CSE était obligatoire en ce que ceux-ci affecteraient in fine les conditions de travail de ses salariés.
Dès lors, la décision rendue fait entrer sans équivoque l’IA dans le champ de compétence du CSE, estimant nécessaire son information-consultation (I), et cela en cohérence avec le mouvement jurisprudentiel récent, qui n’ignore pas les enjeux de l’IA en entreprise (II).
I. CSE comme « Consultation Sans Équivoque »
C’est avec une simplicité déconcertante que le juge décide en premier lieu de rappeler que l’introduction d’une nouvelle technologie rend obligatoire le processus d’information-consultation du CSE (A), avant d’affirmer avec aplomb que l’intelligence artificielle est indubitablement une nouvelle technologie (B).
A. L’introduction de nouvelles technologies dans le giron du CSE
L’article L2312-8 du Code du travail, invoqué par le demandeur, pose l’obligation d’information-consultation du CSE sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise. À ce titre, le texte vise expressément (et notamment) « l’introduction de nouvelles technologies ».
Le terme de nouvelles technologies n’est pas juridique. Cependant, il est évoqué dans une circulaire du ministère du Travail (circulaire DRT n°12 du 30 novembre 1984), en son point 1.5. À la lettre de la circulaire, les termes de nouvelles technologies « doivent être entendus dans le sens le plus large », c’est-à-dire toutes les innovations technologiques et les systèmes d’automatisation, d’informatisation et de robotisation. La circulaire précise également que, peu important qu’elles soient « largement répandue dans le secteur d’activité ou le reste de l’économie », elles restent soumises à la compétence du CSE.
Si l’article L2312-8 du Code du travail ne l’affiche plus de manière évidente, la doctrine (Grégoire Loiseau, « Intelligence artificielle : le forçage de la consultation du CSE » [en ligne], sept. 2025, [consulté le 02 déc. 2025], cms.law) considère que cette nouvelle technologie doit être susceptible d’entraîner des conséquences sur les conditions de travail (compétence des ex-CE) ou sur la santé et sécurité des travailleurs (compétence des ex-CHSCT).
Les juges disposent donc d’un fort pouvoir de qualification et de caractérisation en ce qu’il leur appartient de déterminer par une appréciation in concreto quelles technologies sont considérées comme des « nouvelles technologies » justifiant l’information-consultation du CSE.
B. La consécration de l’IA en tant que nouvelle technologie
En l’espèce, le juge affirme qu’il « n’est pas sérieusement contestable que l’intelligence artificielle est une technologie nouvelle dont le déploiement dans le secteur de la presse est susceptible d’affecter les conditions de travail de ses salariés ».
D’une part, l’emploi de la formule « il n’est pas sérieusement contestable » par le juge pose un postulat. Or, si l’IA semble bien être une technologie nouvelle susceptible d’affecter les conditions de travail des salariés de la presse, il appartient cependant au juge de qualifier cela, tant pour des raisons de sécurité juridique que pour se prévaloir de la cassation à l’occasion d’éventuels recours ultérieurs.
De plus, les juges ne justifient pas non plus pour quelles raisons l’IA impacterait les conditions de travail des salariés, alors même qu’il leur appartient de caractériser l’éventuelle affectation des conditions de travail. Dans ce sens, la jurisprudence a pu affirmer que l’introduction d’une IA n’ouvrait pas naturellement la voie à l’information-consultation du CSE en ce qu’il ne résultait pas forcément de conséquences notables sur les conditions de travail des salariés (Cass. soc., 12 avril 2018, 16-27.866, inédit).
À défaut de caractérisation, les juges rendent toutefois une décision cohérente avec la jurisprudence précédemment rendue en la matière, et qui revêt une certaine logique au regard du développement de l’IA (II).
II. IA comme « Inférence Avisée »
Le juge a rendu une décision pleine de bon sens, mais surtout cohérente avec le mouvement jurisprudentiel dans lequel elle se place (A). De plus, ces quelques décisions rendues par les juges manifestent déjà une prise de recul certaine sur les enjeux inhérents à l’IA (B).
A. Une décision inscrite dans un mouvement jurisprudentiel nouveau
Précédant la décision commentée, une ordonnance de référé avait été rendue sur le sujet de l’information-consultation du CSE relative à l’introduction de l’IA dans l’entreprise (TJ Nanterre, 14 février 2025, RG24/01457). L’objet de cette affaire ne concernait pas à proprement parler le fait de savoir si l’IA constituait une nouvelle technologie puisque l’employeur avait considéré ab initio que l’introduction de l’IA rentrait dans le giron du CSE. En revanche, la portée de la décision était d’affirmer que l’employeur se devait d’attendre l’avis du CSE pour mettre en place la mesure une fois qu’il décide de le consulter. En filigrane pourrait se lire une façon de reconnaître que l’employeur a bien fait de consulter le CSE.
La décision commentée s’inscrit dans cette logique, puisque le juge pose le postulat que l’IA constitue une nouvelle technologie. Cela s’inscrit dans l’esprit du droit du travail, en soulignant l’importance du CSE et l’obligation de l’employeur de faire précéder ses décisions d’une consultation de cette instance.
Postérieurement, une décision récente affine encore cette logique en posant une distinction (TJ Paris, 2 septembre 2025, RG25/53278). Ici la mise un jour d’un logiciel conversationnel qui ne change pas radicalement ni sa technologie, ni l’impact sur les conditions de travail, est jugée comme n’ayant pas à mener à l’information-consultation du CSE. En revanche, une plateforme d’accès à des outils d’IA générative déployée de façon généralisée à des salariés d’un groupe audiovisuel implique d’informer-consulter le CSE, considérée comme une nouvelle technologie. Le juge reprend le postulat de la décision commentée, estimant « manifeste » le fait que l’IA soit une nouvelle technologie.
Outre les considérations purement juridiques et propres au numérique et au droit du travail, la décision est guidée par les enjeux inhérents à l’IA qui en font une technologie à encadrer, notamment dans sa mise en œuvre.
B. Une décision prise en conscience des enjeux liés à l’IA
Dans la décision du TJ de Paris susmentionnée, l’impact sur les conditions de travail est jugé in concreto, en prenant en compte les enjeux de l’IA, tant positifs que négatifs. Le juge évoque notamment le « gain de temps », mis en balance avec « la perte d’autonomie, d’initiative ou de réflexion ou encore une intensification du travail ». Autrement dit, les juges ne sont pas détachés de toute application pratique de l’IA au sein de l’entreprise.
Les institutions européennes sont aussi bien conscientes de cette problématique, comme en témoigne le récent IA Act (règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024, JOUE du 12 juillet 2024). Son considérant 92 évoque le fait que le règlement s’applique sans préjudice de l’obligation des employeurs d’informer et de consulter les représentants des travailleurs concernant les décisions de mise en service ou d’utilisation de systèmes d’IA. Le juge des référés rend donc certainement sa décision en ayant en tête la logique européenne.
Enfin, au-delà de ces impacts, les décisions des tribunaux visent à encadrer l’introduction de l’IA dans l’entreprise car les enjeux sont multiples. À ce titre, il est évident que les IA généralistes posent des problématiques relatives aux données à caractère personnel puisqu’elles en absorbent une quantité phénoménale, mais aussi au regard de la préservation du secret (secret professionnel, secret des affaires, etc.). D’ailleurs, les juges ne distinguent pas selon les types d’IA, qu’elles soient développées en interne (par l’entreprise) ou en externe (dites « grand public »). L’élaboration d’une IA en interne présenterait pourtant de nombreux avantages : ne traiter que les données strictement nécessaires, pouvoir exercer un contrôle rigoureux de la mise en conformité au RGPD et garder la maitrise des données soumises au secret. Les juges n’adoptent pas non plus la classification de l’IA Act, selon la dangerosité des différents types d’IA, ce qui pourrait à terme mener à une différence de traitement selon la nature de l’algorithme.
La boucle sera bouclée avec une conclusion de ChatGPT : « cette décision confirme ainsi que l’essor de l’IA ne peut se faire qu’au respect des prérogatives du CSE ». Si même l’IA le dit… les employeurs ne pourront plus l’ignorer !